13 février 2019

Entré en fonction le 1° janvier 2019, le nouveau président du Brésil Jair Bolsonaro effectuera une visite aux États-Unis courant mars. Ce sera sans doute sa première visite à l’étranger. Hospitalisé depuis le 28 janvier pour une opération visant à rétablir ses fonctions intestinales après l’attaque au couteau qui avait failli lui coûter la vie en septembre 2018, le nouveau chef de l’État brésilien entend marquer sa proximité avec son homologue américain Donald Trump.

Il avait promis pendant sa campagne électorale d’établir des liens étroits avec Washington après une décennie de distance marquée par les présidents de gauche Luis Inacio Lula da Silva (2003-2010) puis Dilma Rousseff (2011-2016). « Je suis un admirateur du président Trump. Il veut de grands États-Unis. Je veux un grand Brésil », avait déclaré Jair Bolsonaro en octobre 2018.

A la suite de son entrée en fonction, Donald Trump l’a félicité sur Twitter, déclarant « les États-Unis sont avec vous ». Les deux hommes partagent une même hostilité envers le président vénézuélien sortant Nicolas Maduro et envers le régime castriste de Cuba. Ils nient l’origine humaine du changement climatique et entendent fermement rééquilibrer les relations de leur pays avec la Chine.

Autant d’orientations qui désolent ou inquiètent Celso Amorim, ministre des Affaires étrangères pendant les deux mandats de Lula puis ministre de la défense de Dilma Rousseff. Ce diplomate de carrière a porté pendant des décennies la vision d’un monde multipolaire dans lequel le Brésil serait le pivot de l’Amérique latine, indépendant des États-Unis et tissant des relations équilibrées avec les grandes puissances émergentes en jouant de sa surface économique et commerciale.

S’exprimant mardi 5 février lors d’une conférence organisée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), l’ancien chef de la diplomatie n’a pas masqué son amertume, tout en expliquant que la politique étrangère de Jair Bolsonaro ne serait peut-être pas calquée sur ses propos de campagne. Celso Amorim a tenu à rappeler que l’élection de ce président venu de l’extrême droite n’était pas illégitime, le scrutin ayant été démocratique. Devant plus de deux cents personnes venues l’écouter, il a plaidé la patience. Je reproduis ici l’essentiel de ses propos.

La déconstruction du multilatéralisme
« Quand Lula est arrivé au pouvoir en 2003, nous avons travaillé pour un monde multipolaire », explique-t-il. « C’est dans ce contexte que nous avons créé l’IBSA, un forum de dialogue qui regroupait l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud. Après ça, les Russes et les Chinois ont frappé à la porte et Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères à Moscou, m’a demandé de créer un nouveau groupe, celui des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). Mais moi je voulais qu’il y ait l’Afrique du sud et après quelques années, c’est devenu les BRICS ».

« Tout ce que nous avons fait visait à renforcer la multipolarité : développement des coopérations au sein de l’Amérique latine, intensification des échanges avec l’Afrique, notamment lusophone, relations avec le monde arabe et islamique… C’était tout le mérite de Lula, sans doute le seul dirigeant qui pouvait être l’ami à la fois de Bush et de Chavez. Lula, pendant toute sa vie, a été un homme de dialogue. Il avait commencé comme leader syndical. Dans cette fonction, il faut savoir lancer une grève mais aussi l’arrêter et discuter ! »

« En 2008, nous avons créé l’Unasur – l’Union des nations sud-américaines – puis la Celac – Communauté d’États latino-américains et caraïbes . C’était la première réunion à l’échelle du continent organisée sans les États-Unis, le Canada et les États européens ayant des possessions dans la région – France, Royaume-Uni, Pays-Bas…. »

« Tout cela a commencé à être déconstruit après la destitution de Dilma Rousseff en 2016. Cela ne s’est pas fait de façon agressive mais plutôt par inertie, passivement. Son successeur, le président Temer, n’a pas entretenu la logique d’intégration régionale et a parfois même joué contre. Il a isolé le Venezuela au sein du Mercosur ce qui a encouragé les plus radicaux de ce pays ».

« Temer était surtout à la tête d’un gouvernement ultra néolibéral qui a réalisé plus de privatisations en deux ans que durant toute l’histoire du Brésil. Il a démantelé la législation protégeant les droits des travailleurs. Il a fait modifier la constitution pour imposer un plafonnement et un gel sur vingt ans des dépenses publiques ! Mais au moins, il restait dans l’esprit du multilatéralisme et respectait les organisations internationales ».

« Aujourd’hui, Bolsonaro prend le pire de Trump. Il refuse de signer le pacte de Marrakech sur les migrations alors qu’il y a davantage de Brésiliens hors du Brésil qu’à l’intérieur. Il veut se retirer des accords de Paris sur le climat alors que depuis la COP de Copenhague en 2009, notre pays était très actif dans la mobilisation contre le réchauffement global. Que gagnera-t-il à le quitter ? Rien ! C’est de l’idéologie, comme Trump, comme le Brexit ».

« Idem vis-à-vis du Venezuela. Le principe de non intervention est sacré à mes yeux et il est d’ailleurs inscrit dans la Constitution brésilienne. Mais aujourd’hui, nous sommes contaminés par l’attitude américaine, qui vise le changement de régime. L’Europe aussi suit Trump, c’est une mauvaise surprise. Face au président de l’assemblée qui se proclame président par intérim – c’est une sorte de coup d’État – , il aurait fallu créer un groupe de contact associant des pays aux positions différentes. Il faut toujours promouvoir le dialogue. C’est ce que nous avions fait en 2003-2004. À la demande de l’opposition, un référendum révocatoire avait été organisé, avec le soutien de la Fondation Carter. Et au final, c’est Chavez qui avait gagné ! »

Créer un front démocratique
« Aujourd’hui, au Brésil, il nous manque un discours rationnel. Face aux discours qui jouent sur l’émotion, face aux expressions de peur et de haine, le plus important est de créer un front démocratique puissant, qui associe la droite, la gauche, les néolibéraux; un espace de discussion rationnel qui ne puisse pas être manipulé ».

« Il va nous falloir beaucoup de patience. Le gouvernement actuel n’est pas illégitime. Il a été élu. Toutes nos initiatives de ces quinze dernières années vont subir une déconstruction, mais le Brésil est plus grand que le moment politique qu’il traverse. Il reste un des dix ou douze pays qui pèseront dans le monde, de par son territoire, son économie, ses idées aussi : le non-interventionnisme, la souveraineté des États, la défense des droits humains. Être nationaliste au Brésil aujourd’hui, c’est travailler aux intérêts du pays mais aussi à ceux du continent américain et des pays en voie de développement. Bolsonaro, lui, est à la remorque de Trump, qui s’est montré condescendant à son égard ».

« Cela dit, il faut attendre les premières décisions. Bolsonaro a un discours clairement d’extrême droite mais il y a des nuances dans son gouvernement. Le vice-président, Hamilton Mourão, est un ancien général quatre étoiles qui fait preuve de pragmatisme, par exemple dans les relations avec la Chine, sur la question du transfert de l’ambassade du Brésil de Tel Aviv à Jérusalem ou même sur l’attitude envers Lula ».

« Vis-à-vis du Mercosur, ce n’est pas clair. Cette zone de libre échange représente notre deuxième partenaire commercial, derrière la Chine. Nous y écoulons beaucoup de produits manufacturés alors que la Chine nous achète surtout des matières premières. Bolsonaro s’en est désintéressé pendant la campagne électorale mais lorsqu’il a reçu le président argentin Mauricio Macri à la mi-janvier, ils ont affirmé qu’ils s’attacheraient à le moderniser et ils ont souhaité un accord commercial rapide avec l’Union européenne ».

L’avenir de Lula
« En fait, le Brésil va trainer une mauvaise image tant que Lula sera en prison. Le pays ne pourra pas se targuer d’être une vraie démocratie tant qu’il ne sera pas relâché. Le juge qui l’a condamné sans pouvoir faire la preuve de son enrichissement personnel est aujourd’hui ministre de la justice ! Une campagne pour que Lula reçoive le prix Nobel de la paix a été lancée par Adolfo Pérez Esquivel et a déjà reçu plus de 700 000 signatures ».

« Lorsque Lula a quitté la présidence en 2010, sa cote de popularité atteignait 85%. L’économie allait bien. L’amélioration était sensible pour toutes les catégories de la population. Les domestiques, souvent des femmes noires, avaient de nouveaux droits. La petite classe moyenne pouvait prendre l’avion. Même les riches devenaient plus riches mais ils devaient dorénavant partager l’avion avec des gens qui parlaient mal le portugais ».

« C’est sans doute cela – les effets d’une plus grande justice sociale – qui a suscité une véritable haine dans la classe moyenne supérieure. Le Parti des travailleurs a été détesté pour ses vertus davantage que pour ses erreurs. Mais il faut rappeler que son candidat, Fernando Haddad, méconnu et parti très en retard, a quand même obtenu 45% des voix face à Bolsonaro. Ce n’est pas méprisable « !

« C’est aussi la lutte anticorruption, et notamment l’opération Lava Jato, qui a eu des effets dévastateurs sur les piliers du pouvoir brésilien, que ce soit dans la classe politique ou parmi les entreprises. Elle a par exemple indirectement permis à Boeing de racheter la division aviation civile d’Embraer pour le prix d’un grand hôtel de Rio ! C’était pourtant un fleuron national créé au temps du régime militaire et la troisième ou quatrième entreprise de fabrication d’avions au monde. On a ainsi détruit des vecteurs de la puissance économique brésilienne sans se préoccuper de leurs positions internationales, notamment en Asie et en Afrique ».

« En fait, en s’attachant à démanteler la crédibilité de Lula, certains ont provoqué la décrédibilisation de toute la classe politique. Et ils ont préparé le terrain à la victoire d’un candidat d’extrême droite ».

 

La Croix | Photo: Antônio Araújo/Ag Câmara