Brésil. Noam Chomsky: “Exercer des pressions pour libérer Lula”
Le grand intellectuel nord-américain s’est rendu à la prison de Curitiba pour rencontrer l’ancien président Lula. Il montre en quoi sa détention s’inscrit dans un coup d’État politique qui a abouti à l’élection de Bolsonaro.
Pourquoi est-il urgent et nécessaire de libérer Lula ?
Noam Chomsky Pour la raison très simple que Lula da Silva est le prisonnier politique le plus considérable au monde aujourd’hui. Les sondages d’opinion menés en 2018 indiquaient que Lula était le mieux à même de remporter les élections brésiliennes en octobre. Il a été envoyé en prison avec une peine à perpétuité virtuelle, en isolement cellulaire, empêché de recevoir des journaux et, surtout, interdit de faire toute déclaration publique – un droit reconnu même aux meurtriers. Abstraction faite du moment choisi, même si nous devions croire les accusations, fondées sur des témoignages faits dans le cadre de négociations de peine, la sentence est si disproportionnée qu’il ne fait aucun doute que c’était un acte de répression politique, une autre étape du coup d’État de droite en cours au Brésil depuis plusieurs années.
Vous parlez d’un coup d’État au Brésil, analyse qui n’est pas partagée par les gouvernements de ce qu’on appelle les « grandes démocraties occidentales ».
Noam Chomsky La première étape principale de ce coup d’État a été la destitution de Dilma Rousseff, qui a succédé à Lula, sur la base d’accusations dérisoires, par une bande de voleurs et de gangsters. L’un d’eux, se déshonorant encore plus qu’à son ordinaire, a dédié son vote au principal tortionnaire de la dictature militaire, responsable des actes de torture subis par Dilma. Il s’appelle Jair Bolsonaro, le favori néofasciste de l’élite brésilienne de droite, propulsé vers la victoire au moyen d’une aide substantielle et grâce à une campagne massive de tromperie et de diabolisation du Parti des travailleurs (PT) dans les médias sociaux, source principale d’« information » pour une grande partie de la population, la chose appuyée sur une longue campagne de l’oligopole médiatique. Les succès de Lula, au pouvoir de 2003 à 2010, ont été occultés lors de la campagne électorale. Nous pouvons nous tourner vers cette source peu connue pour son enthousiasme pour la gauche qu’est la Banque mondiale. Dans son rapport de mai 2016, celle-ci décrit le mandat de Lula comme une « décennie d’or ». L’étude de la Banque indique que, au cours de ces années, « les progrès socio-économiques du Brésil ont été remarquables et remarqués au niveau international. Depuis 2003, le pays a été reconnu pour ses succès dans la réduction de la pauvreté et des inégalités, et pour sa capacité à créer des emplois. Des politiques novatrices et efficaces, visant (…) à assurer l’inclusion de groupes auparavant exclus, ont permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté ». En outre, sous la direction du président Lula et de son ministre des Affaires étrangères, Celso Amorim, « le Brésil a assumé des responsabilités mondiales. Il a réussi à soutenir sa prospérité économique, tout en protégeant son patrimoine naturel unique. Le Brésil est devenu l’un des plus importants nouveaux donateurs émergents, avec de conséquents engagements, notamment en Afrique subsaharienne, et un acteur de premier plan dans les négociations internationales sur le climat. La trajectoire de développement du Brésil au cours de la dernière décennie a montré qu’une croissance avec une prospérité partagée, mais équilibrée avec le respect de l’environnement, est possible ».
Pourquoi ce bilan a-t-il été une cible de choix au cours de la présidentielle et ne semble pas avoir été reconnu par les Brésiliens ?
Noam Chomsky Il l’a été par certains Brésiliens, mais pas par ceux qui détiennent le pouvoir économique. Ce rapport de la Banque mondiale rejette l’opinion commune selon laquelle les progrès substantiels étaient « une illusion créée par le boom des produits de base, mais insoutenable dans l’environnement international, moins tolérant d’aujourd’hui ». Il répond à cette affirmation par un « non » qualifié. Il n’y a aucune raison pour que les gains socio-économiques récents soient inversés ; en fait, ils pourraient bien être étendus avec les « bonnes politiques ». Ces bonnes politiques devraient inclure des changements radicaux dans le cadre structurel général qui a été laissé en place pendant les années Lula-Dilma, lorsque les demandes de la communauté financière ont été prises en compte. La ploutocratie et le monopole médiatique soutiennent que les politiques sociales ont asséché l’économie, mais en réalité des études économiques montrent que l’effet multiplicateur de l’aide financière aux pauvres a amélioré l’économie alors que c’était le loyer financier des taux d’intérêt usuraires et autres dons à la finance qui ont été la véritable cause de la crise de 2013 – une crise qui aurait pu être surmontée par les bonnes politiques.
Mais le gouvernement du PT peut-il être exempté de ses responsabilités ?
Noam Chomsky Il y a beaucoup à critiquer à propos de la politique du PT au pouvoir pendant la décennie d’or, mais ce n’est pas la raison du coup politique qui a fait taire le personnage politique le plus populaire au Brésil dans un régime carcéral scandaleux, juste au moment où il se préparait à gagner les prochaines élections. Des pressions internationales doivent être exercées pour libérer Lula et renverser la tendance du Brésil à être entraîné vers les jours les plus sombres qu’il ait connus de son histoire.
Photo: L’humanité